Stacks Image 579
978-2-84809-230-0
15 x 20 cm
64 pages


11 €
La forme empreinte
Sylvain Coher
« Ici les Dieux refusèrent de trancher et dans cet entre-deux d’eau et de terre la boue étendit son domaine sur des berges incertaines. Il ne reste plus qu’un marais mouillé, perdu dans ses rondes saisonnières. À peine ressuyé par un été trop bref et aussitôt blanchi aux brumes du froid qui vient, comme la vitrine délaissée d’un commerce en faillite. Des carcasses enfouies macèrent lentement sous la surface froissée par la brise maritime et fermentent à l’abri des diptères nécrophages. Le morta des forêts fossiles gît toujours sous la tourbe des paisibles clairières aquatiques. Les touradons sont des archipels instables, parfois réunis par les isthmes des pousses d’iris et l’ombre portée des ombellifères. Ça et là d’humbles vivaces croissent dans un calme résolu, ostentatoire. Le souvenir de la mer des Faluns glisse ses fantasmes pélagiques sous les herbes dressées que plus rien ne retient. Partout les eaux libres gagnent du terrain et viennent piétiner la lisière du bois où le vieil homme se tient, un peu en retrait. Le menton rentré dans le col camionneur et les mains déliées dans la chaleur des poches. Comme à son habitude. »
Sylvain Coher est l’auteur entre autres de trois romans aux éditions joca seria
et de
Carénage paru aux éditions Actes Sud en 2011.
La lecture de Guénaël Boutouillet

Le jour s’achève sur une nuit sans véritable commencement. | Sylvain Coher, « La forme empreinte », éditions Joca Seria, 2014
Publié le 18 septembre 2014 | Poster un commentaire

Le jour s’achève sur une nuit sans véritable commencement. La passée, c’est le meilleur moment de la journée. Lorsque les bécasses quittent leur remise diurne pour aller vermiller du bout du bec les terreaux humides du foutoir bocager. Le temps de sommeil offert par le changement d’heure hivernal est aussitôt dépensé et le froid accroche aux lèvres des foulards de proverbes figés. Des ombres prudentes prennent pied sur le faux sol des levis et les rats fouisseurs sortent leurs petits yeux brillants de la fange puante et des algues souveraines. Leurs abris tourbés ruinent le dessin sinué des rives et prolongent l’écoulement sur quelques mètres encombrés de ravines et d’éboulements. Des berges de boue tendre et de motte éparses dénuées du chahut des rocailles, des lagons limpides des fausses plages gravillonneuses. Ici depuis peu les rats sont devenus les rois. La bourbe noire leur plaque les poils contre les flancs comme la crasse urbaine des égouts lointains. Depuis toujours la nuit des friches humides forme la promesse d’un danger nourricier. Le chasseur sent les infimes grincements des dents et des griffes qui s’affûtent autour de lui. Il tient nonchalamment son fusil contre ses cuisses. Rien ne l’effraie sinon les vrais ennemis, qui se glissent dans les plaies et font la taille des bactéries.
(
Sylvain Coher, La forme empreinte, éditions Joca Seria, 2014)

 ————————————————— (Cette collecte d’extraits de livres lus ou en-cours-de est personnelle, forme d’herbier sans valeur scientifique – rien ne vaut de découvrir les livres en leur entier.)
Ce livre est un très beau livre et je tenterai de l’expliciter sans rien réduire, car il est encore plus beau que ce livre soit ET un beau livre en soi, ET le témoin d’un projet de résidence comme on en rencontre peu – les deux fonctions, livre en soi ET livre avec, se grandissant mutuellement.
Le livre tient seul, et cela agrandit le projet d’accueil qui le fit advenir ; le livre, en soi, est riche de mille tessitures (sons, images, mots – le travail sur le lexique est un de ses traits majeurs et caractéristiques), parfums qui disent le paysage, si étrange alors que proche (dix bornes, à vol d’oiseau, de mes fenêtres de ville), si étrange d’autant que proche (l’étrangeté nous saisit plus vivement encore quand elle surgit de, dans, notre quotidien périurbain), du lac de Grand Lieu ; le projet, préalable au livre, puisque de résidence d’écriture en ces lieux, est dit, autant qu’il est inventé, par la fiction qui en découle.
L’extrait ci-dessus, détaché, fait une page dans l’ouvrage, où le texte occupe les deux bons tiers de l’espace, et c’est un format quasi métronomique que celui-ci (on ne sait si il y eut une contrainte formelle précise pour mener à ces blocs-paysages), faisant du chapelet de textes une série de toiles – et leur aspect plastique est frappant également, chaque texte semblant faire vœu de tenir en son sein l’entièreté d’un moment, d’une scène, d’un mouvement (qu’il s’agisse de celui du chasseur, de l’animal, d’un avion dans le ciel) : des blocs et des paysages, forçant le passage pour faire tenir une réalité envisagée totalement, dans quelques lignes densément occupées. La langue est travaillée en ce sens, la langue est saisie de l’affaire, de cette question plastique et paysagère, et Coher la travaille comme on travaille une glaise, il extirpe du lexique des marais (lexique autant des omniprésentes activités que sont ici la chasse et la pêche que du parler local, français vulgaire patoisant, paysan, riche de contrastes) des éléments de réalisme autant que de légendaire.
Et c’est pour cela, aussi, qu’on a écrit fiction, plus haut – ce travail en profondeur (qu’on sait qu’il aime à produire, en s’investissant d’un lieu, ainsi qu’en témoignant
cet autre livre, où sa place, autre, était plus celle d’un architecte, produite pour le CCP de Saint-Nazaire) se faisant depuis la langue, est investi d’une puissance documentaire, autant que d’invocation onirique : plus l’écrivain scrute (ce qu’il a fait, en immersion, plusieurs semaines, accueilli par Arnaud de la Cotte et l’association L’Esprit du Lieu, en 2013) et détaille les faits et gestes attachés spécifiquement en ce lieu, plus il convoque de détails, plus le climat s’épaissit. Plus le détail s’amasse, plus la fable l’emporte – les fable étant aussi partie prenante de cet enchâssement de récits, ou Coher narre les légendes du cru, des anecdotes de guerre, l’histoire de la maison du parfumeur…
Et c’est là tout le sens de ces démarches, d’immersion partagées (réellement partagées, souligne-t-on, encore, sachant de près, pour l’avoir constaté de visu, que l’Esprit du Lieu parvient au partage, effectif, entre l’auteur et les « gens », abstraction constituée de personnes réelles, qui agrégées constituent cette entité encore plus abstraitement définie comme « public », et que ce partage ne procède pas du hasard mais d’un travail, de fond), non factices, non touristiques : où l’échange entre un lieu (et tout ce qu’il convoque de nouveau et d’ancien, de connaissances et de mystères) et un auteur, singulier, arrive. Et produit.
Et il produit, en ces cas-là, de très belles choses. En l’espèce, un très beau livre.
Guénaël Boutouillet, Matériau composite